Robert Badinter parmi les grands ?

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Robert Badinter est un orateur fragile. Je me souviens de l’avoir entendu se qualifier d’orateur plutôt « nerveux ». Il n’a en effet ni la sérénité ni la puissance des grands orateurs. Mais pourtant quelque chose d’essentiel dans ses prises de parole l’en rapproche. On le voit dans l’extrait ici proposé d’un discours dans lequel il ferraille contre le négationniste Robert Faurisson qui est assis dans les premiers rangs du public.

La nervosité du célèbre avocat se lit dans les rictus qui contractent sa face. Elle s’entend dans sa voix coincée dans la gorge quand elle insiste sur certains mots et dans sa prononciation gênée par la bouche sèche, qui le contraint même à essayer désespérément de saliver au beau milieu d’une phrase. Trop d’énergie ainsi investie dans le quart supérieur avant du corps rend toujours cet orateur plus fébrile que puissant.

Mais ce qui fait de Robert Badinter un orateur exceptionnel, c’est qu’il mesure bien ses lacunes et, ne pouvant les effacer, essaie au moins d’en faire quelque chose. Lorsque la voix menace de lui manquer, il baisse soudain le ton pour la ménager et apporte alors à ce qu’il dit une étonnante intensité dramatique. Entendez-le dans ce passage : « Alors ça veut dire quoi, si on le traduit dans la vérité humaine que moi j’ai vécu ? Ça veut dire que… tous ceux qui sont morts… », et sa voix se fait forte à nouveau.

Ce qui rapproche Robert Badinter des grands orateurs, c’est son regard si solidement rivé à l’assistance qu’il l’en rend solidaire. En permanence sa solidarité réussie par le regard avec l’assistance le rappelle au devoir de ne pas se laisser emporter par la colère et de contrôler sa voix. Ensuite, comme chez les grands orateurs la puissance de son regard sur l’assistance le redresse dans la verticalité naturelle des leaders. Voyez comme il se tient droit, les épaules basses et la tête haute. Son dos est si plein d’énergie qu’il n’en a plus pour ses gestes – s’il en fait – qui sont si discrets et si bas qu’on ne les voit pas à l’écran. Cette saine répartition de l’énergie dans le corps se retrouve chez nos derniers grands orateurs politiques en fonction, que furent De Gaulle, Mitterrand et Obama. Grâce à cette verticalité Robert Badinter peut encore placer, quand le passage de son discours l’exige vraiment, une voix puissante. Elle est alors le vecteur d’une émotion profonde qui ne peut laisser insensible même l’auditeur le plus sceptique. Ecoutez d’abord sa voix basse : « Et je reverrai toujours… (essai désespéré pour saliver) … ma mère recevant de misérables indemnités parce qu’il ne restait rien… » Et écoutez-la soudain prendre de la puissance : « … Alors elle était quoi ? La complice, la complice d’une escroquerie politico-financière ? C’était ça, qu’elle faisait à cet instant-là ? »

Solidaire par son regard de son public et en tirant une verticalité qui lui conserve au moins une relative sérénité, Robert Badinter est « puissant dans le sentiment », comme l’a dit Louis Jouvet du grand acteur Raimu. Un sentiment personnel dont il maîtrise suffisamment l’expression pour le mettre au service de la cause qu’il défend.

C’est pour cela que l’on peut compter Robert Badinter parmi les grands orateurs.

 

Stéphane André