Neurones miroirs, corps et langage

A l’Ecole de l’Art Oratoire, nous pensons (et nous mettons en pratique cette idée) que l’engagement du corps est la condition première de l’élaboration d’une parole pertinente ; pertinente par rapport au message que l’émetteur veut faire passer et  pertinente par rapport à la nature de l’auditoire.  Autrement dit, pour élaborer une pensée calibrée sur son public et trouver les mots, les tons, les gestes, les mimiques justes, il faut d’abord y aller avec le corps. Cet « y aller » a déjà été développé  dans de nombreux articles de notre newsletter, et s’appuie – pour rappel – sur la mise en route du cercle vertueux du discours (le regard, dos, voix : RDV). L’objet n’est pas ici d’expliquer pourquoi ce cercle vertueux engendre la parole juste mais de s’étonner, se réjouir, lorsque d’autres champs d’investigations, plus scientifiques, plus sérieux et crédibles que des saltimbanques  de l’Art Oratoire et du théâtre, mettent en lumière un cheminement analogue. Dans leur  ouvrage « Les neurones miroirs » Giacomo Rizzolati, irecteur de l’Université de neurosciences à l’Université de Parme et Corrado Sinigaglia, Professeur de philosophie des sciences à l’Université de Milan (en 2008), émettent l’hypothèse que la capacité humaine de communiquer est d’abord passée par des gestes puis par des mots et que cette évolution a été possible grâce au développement progressif du système des neurones miroirs. Nous allons très rapidement expliciter ce que sont ces neurones miroirs mais auparavant, soulignons la chronologie mise en avant par ces chercheurs : d’abord une communication gestuelle,  physique et des  millions d’années plus tard, les mots…

Sans entrer dans le détail de la démonstration (remarquablement faite dans les chapitres aux titres évocateurs : « la conversation des gestes » et « bouche, main, voix »), nous nous proposons ici d’en identifier les grandes étapes.

Avant toute chose, que sont les neurones miroirs ? Ce sont des neurones qui permettent d’engendrer un couplage direct entre les informations visuelles provenant de l’observation des actions d’autrui et les représentations motrices qui leur correspondent.  Autrement dit, quand je vois quelqu’un faire une action (prendre un sandwich sur une table par exemple), les mêmes neurones moteurs s’activent dans mon cerveau (liés au fait de tendre le bras pour attraper quelque chose), sauf que moi je n’effectue pas l’action (je ne prends pas le sandwich).  Il est essentiel de retenir dans cet exemple que  ce sont les mêmes neurones qui se sont déclenchés dans mon cerveau que lorsque je fais l’action d’attraper  (ici un sandwich).  Et d’ailleurs,  poursuivent les chercheurs, c’est parce que ces neurones miroirs se sont déclenchés que je peux comprendre ce que fait l’autre. Si je n’avais pas en moi « un patrimoine moteur » pour reconnaître ces gestes et si ce patrimoine moteur ne s’activait pas en miroir du geste effectué par autrui,  je ne comprendrais pas son action. Sans ce patrimoine commun, ce geste de préhension du sandwich pourrait être interprété par moi d’une toute autre façon (une gifle, un coup). On imagine les réactions intempestives si les neurones miroirs n’avaient pas été  là pour nous nous signifier le sens du geste…

Mais venons-en au langage. Dans l’évolution, le système des neurones miroirs a étendu son répertoire moteur : codant nos seulement des actes, leurs effets, mais aussi des actes sans objets à savoir une expression du visage, un salut de la main. Dès lors, poursuivent Rizzolati et Sinigaglia, «ne pourrions-nous pas supposer que le substrat neuronal nécessaire à l’apparition des premières formes de communication interindividuelles, aurait été fourni par l’évolution progressive du système des neurones miroirs dévolus à l’origine » à des actes manuels précis mais intégrant au fur et à mesure des actes physiques plus abstraits, qui eux-mêmes finiront par engendrer le langage vocal ?  Les hommes seraient donc en mesure de se comprendre parce que leur système de neurones miroirs décode l’autre, le mettant ainsi « à parité » grâce à une imitation à l’intérieur du cerveau de l’observateur du geste, puis du son, de l’autre.  

Nos chercheurs étayent leur démonstration sur une origine gestuelle du langage.

  • Il y a 20 millions d’années, il y aurait d’abord eu des hominidés possédant un système de neurones miroirs permettant d’exécuter et de reconnaître des actes moteurs comme saisir avec la main, tenir un objet. La reconnaissance par les neurones miroirs de ces gestes aurait permis une première forme d’imitation grossière de ce que fait l’autre.
  • Puis il y a deux millions d’années, avec l’Homo habilis, le crâne évolue et à l’intérieur le système des neurones miroirs, qui fournit le substrat neuronal à une véritable « culture mimique » mettant encore plus les hommes à parité et enrichissant les points de contact où ils peuvent comprendre l’autre par effet miroir. Cette «  culture mimique » trouve sa pleine expression avec l’Homo erectus(entre 1.5 et 3 millions d’années).
  • Il y a 250 00 ans, avec l’homo sapiens, il y a une évolution ultérieure du système des neurones miroirs, « pouvant répondre au développement tant du patrimoine moteur que de la capacité à communiquer intentionnellement tant par des gestes manuels, de plus en plus articulés et qui souvent pouvaient être associés à des vocalisations de sons qui renforçaient une valeur émotionnelle (colère, joie)».
  • Puis avec l’Homo sapiens sapiens émerge une sorte de protolangage bi modal (associant gestes et sons) qui va laisser la place à un système principalement vocal. Pour que cette dernière étape puisse avoir lieu, là encore, une modification anatomique et neuronale se met en place chez l’homme. Cette modification est  le développement d’un mécanisme de contrôle de la phonation très élaboré  qui permet l’émission des sons plus sophistiqués et la création de combinaisons en principe infinie de ces sons (c’est-à-dire le langage). Tout cela permettant de s’affranchir progressivement du système gestuel. Et cette modification anatomique et neuronale est…l’apparition du trait vocal typique de l’homme moderne, caractérisé par la longueur du palais mou et surtout la descente de la langue dans le larynx. Là encore, c’est le corps qui permet le langage. Et cette transformation est aussi accompagnée par un mécanisme capable de satisfaire la condition de toute forme de communication, à savoir cette « condition de parité » sur la base de laquelle l’émetteur et le récepteur doivent nécessairement partager une compréhension de ce qui compte. Et effectivement pour que le geste soit abandonné en faveur du son, le système des neurones miroirs a subi une réorganisation motrice où ils deviennent responsables du contrôle des gestes oro-laryngés (permettant l’émission des sons) et acquièrent la capacité de s’activer lorsqu’ils sont en présence de gestes oro-laryngés effectués par d’autres. Les effets miroirs des gestes seraient ainsi enrichis par les effets miroirs des sons. Ces nouveaux types de neurones miroirs ont été nommés neurones miroirs « échos ». Pour être tout à fait juste il faut préciser que ces derniers neurones miroirs sont à l’état de découverte et que l’ensemble des tests effectués à ce jour ont confirmé leur existence et leurs caractéristiques.

Plusieurs conclusions s’imposent face à cette évolution. En premier lieu : le corps est à l’origine du langage. Des études cliniques ont montré que certains patients souffrant de lésions cérébrales peuvent récupérer l’utilisation de la parole grâce à des gestes manuels. Ils referaient en somme le parcours de l’apparition du langage.  Une autre conclusion est que tout ce système de neurones miroirs, pour ce qui est du geste en tout cas, ne saurait se déclencher si…on ne regarde pas l’autre. Le regard est donc évoqué comme clé essentielle de l’Art Oratoire pour communiquer de façon pertinente face à l’autre. Enfin, si l’on considère les neurones miroirs échos, il devient nécessaire de faire l’effort de placer sa voix, d’avoir une émission sonore de qualité, si l’on veut que l’émission de nos sons soit décodée par les autres. Plus la voix est belle, les sons bien faits et articulés, plus elle est décodable par l’autre. La nécessité d’avoir une belle voix recherchée en Art Oratoire se trouve ainsi justifiée par les neurosciences. Continuons donc à exercer les clés de l’Art Oratoire car elles sont écologiquement et « neuro-scientifiquement » justes.

Marie Sophie Ahmadi