Être orateur autant qu’Alice Taglioni est comédienne

Interviewée dans la revue Infrarouge (lisible uniquement dans les restaurants Cojean ;), à l’occasion de la sortie du film Andy, la comédienne Alice Taglioni raconte : « Je travaille de plus en plus mes personnages et j’apporte de moins en moins de moi-même – dans le sens où cela pourrait être source de douleur. J’évite de me déchirer, je mets davantage de distance entre le personnage et moi. J’accède à un autre niveau. En cela chaque personnage me fait avancer. »

Comme les mots de cette comédienne sont bienvenus pour les orateurs que nous sommes ! Elle travaille ses personnages comme nous pourrions travailler nos dossiers, sans y mettre le moindre enjeu personnel. Bonne façon d’éviter l’angoisse. La « distance » qu’elle met ainsi entre elle et ses personnages lui permet à la fois de mieux se protéger, de mieux les travailler et finalement de mieux remplir son contrat. Suivre son exemple, nous permettrait de mieux remplir le nôtre.

Au théâtre comme au cinéma, le personnage a sa vie propre, qui n’est pas celle du comédien. La fonction que défend l’orateur dans sa vie publique a elle aussi sa vie propre, différente de celle de l’orateur. Continuons le parallèle. Un personnage, disons-nous dans notre école, est une logique de pensée incarnée. La fonction que tient l’orateur à la tribune ou en réunion devrait ne pas être plus pour lui qu’une logique de pensée qu’il incarne.

L’avoir comprise pour ensuite préparer son corps à l’incarner avec justesse est un devoir, tant pour l’orateur que pour le comédien. Dès lors, de même que le personnage parle dans la peau du comédien qui l’héberge dans son corps, la fonction seule devrait parler dans la peau de l’orateur, sans qu’il fasse autre chose que lui prêter sa voix. C’est ce que l’on appelle en entreprise « le recul par rapport au dossier », qui reste malheureusement un vœu pieux chez la plupart de celles et ceux qui y prennent la parole. Combien se posent la question que s’est posée Alice Taglioni quant à leur relation aux dossiers qu’ils ont à défendre ? Et combien font ensuite le travail physique nécessaire pour incarner leurs dossiers en restant à distance ?

Alice Taglioni dit accéder par ce travail « à un autre niveau ». Qu’est-ce à dire ? Elle fait l’expérience intime d’une pensée qui n’est pas la sienne et qui, puisqu’elle la vocalise, produit en elle des sentiments qui ne sont pas les siens. C’est un privilège rare, de vivre aussi intimement une pensée et des sentiments sans y être impliqué. On ne peut rêver compréhension plus profonde d’une pensée étrangère, et meilleure disposition pour en comprendre bien d’autres. C’est en cela que « chaque personnage [la] fait avancer » (elle ne le dit pas mais osons le dire) dans sa compréhension du monde. Chaque cause défendue pourrait ainsi faire avancer les orateurs dans la compréhension du monde qui les entoure, y compris dans celle de leurs plus virulents contradicteurs. Il faudrait seulement pour cela qu’ils soient orateurs autant qu’Alice Taglioni est comédienne.

 

Stéphane André