Dialogue avec mon papier

Le 1er octobre Edouard Philippe rend hommage à Jacques Chirac dans l’enceinte du Sénat. Il lit son discours penché vers le micro et picore chaque phrase sur le papier qu’il tient à la main. Pas une once d’émotion dans sa voix et par conséquent pas non plus sur les visages de son public. Parfois il rajoute un commentaire sur ce qu’il vient de lire. Juste une pensée à haute voix qu’il adresse à son papier. Tous deux ont l’air de bien s’entendre et de fort bien se passer de la présence des sénateurs attendant debout, les pauvres, qu’ils en aient terminé.

Je me souviens d’avoir critiqué un passage d’Edouard Philippe à l’émission « C’est à vous » sur France 5 en juin dernier. Il s’y était exprimé aussi banalement que dans une discussion entre copains. On découvrait un type sympa, mais des types sympas on en trouve partout. Où était le Premier Ministre ? J’avais titré mon article Charme ou charisme, pour quoi faire ? A rien !  Une apparition pour rien. On peut comprendre que sur le plateau de « C’est à vous » l’invité se laisse piéger par l’ambiance détendue du plateau. Mais au Sénat, Edouard Philippe ne courait pas ce risque. Au contraire, le contexte ne pouvait que l’appeler au devoir d’incarner sa fonction. Pourtant, ce fut encore une apparition pour rien. Cette fois-ci à cause de son copain le papier. La scène pouvait s’intituler : dialogue avec mon papier.

Autre exemple d’une triste lecture. Le lendemain de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, le Préfet de Seine Maritime Pierre-André Durand donne une conférence de presse. Affalé sur sa table, il quitte à peine son papier des yeux. Il a le ton monotone d’un huissier rapportant une note administrative.

Pas une once d’émotion. Rien ne filtre dans sa voix du sentiment qu’il pourrait avoir de ce qu’il annonce. Comment dès lors juger de la crédibilité de ses propos sur les mesures qu’il dit avoir « imposé » à Lubrizol pour dépolluer le site ? Tous les doutes sont permis. Encore une apparition pour rien.

Cerise sur le gâteau, son copain le papier lui souffle de dire que « c’est à l’entreprise [Lubrizol] de prendre ses responsabilités ». Mais au lieu de dire « l’entreprise » il dit « l’administration », avant bien sûr de se reprendre. Or l’administration, c’est lui ! Se sent-il à cet instant un orateur irresponsable, incapable de tenir son rôle de Préfet venu rassurer la population ? C’est une explication possible du lapsus. Huit jours plus tard les manifestants dans Rouen demandaient encore la « transparence » et la « vérité ». La peur n’était pas tombée. C’était peut-être même le contraire. Qu’attendre d’orateurs politiques qui ânonnent des mots et des chiffres écrits dont on ignore ce qu’ils pensent et qui finalement les dispensent de penser ?

La lecture aux tribunes devrait être interdite. Les orateurs seraient contraints par défaut de regarder leur public et de lui faire face. A son contact leur pensée enfin sollicitée irait chercher d’instinct les mots justes et rien qu’eux. Et faisant sonner ces mots, leur voix porterait au public l’émotion qu’ils éprouveraient en incarnant enfin leur fonction. Peut-être alors le public pourrait-il les croire.

 

Stéphane André