L’angle mort des intellectuels

Le JDD du 24 février interroge la sociologue Dominique Schnapper sur l’origine de la crise actuelle de notre démocratie : « C’est l’individualisme poussé à l’extrême qui provoque la crise : personne ne peut me représenter sauf moi-même ! Cette conviction de plus en plus partagée conduit à refuser les contraintes qu’impose tout collectif » dit-elle. Plus loin elle affirme : « Les gouvernés supportent de moins en moins que les gouvernants ne leur ressemblent pas ». Manière d’en revenir à la crise de la représentation et aux élus coupés du peuple. Pourtant, lorsqu’on lui demande : « Cette crise de la démocratie tient-elle aussi à l’action des élus ? », elle répond : « Je ne crois pas. Les ministres, les députés ou les maires d’aujourd’hui ne sont pas plus incompétents ou corrompus que leurs prédécesseurs ». Circulez ! Il n’y a rien à voir. Elle nous laisse sur notre faim sur ce qui pourrait faire que les élus « ressemblent » à nouveau à leurs électeurs.   

La sociologue approche pourtant de très près la solution, en disant qu’ils ne leur « ressemblent » pas. Faudrait-il qu’ils leur ressemblent par le costume, l’accent, le langage ? Madame, les élus ne doivent pas ressembler à la collectivité de leurs électeurs, mais plutôt l’incarner. Or l’incarnation n’a trait ni au costume, ni à l’accent, ni au langage de cette collectivité, mais plutôt à ses idées. Peu importe à la collectivité que ses représentants lui ressemblent ou non. Elle attend seulement qu’ils soient habités par ses idées à elle et finalement les incarne. Elle est beaucoup plus exigeante que ne le croit notre sociologue. Il ne s’agit pas là de forme et de « com’ », mais de fond et de « carne ».

Sans leur faire injure, c’est ici que cette intellectuelle et beaucoup de ses collègues se cassent le nez. La « carne » pour eux n’existe pas, leur pensée vole trop haut. Il leur est donc de facto interdit de parler d’« incarnation ». D’où un dangereux angle mort dans leurs analyses qui les empêche de voir la cause véritable de la crise actuelle de notre démocratie : la disparition des orateurs et avec eux de la parole publique.

Coïncidence intéressante, c’est au moment où se produit cette disparition que fleurissent de toutes part des concours d’éloquence, même au cinéma et tout récemment sur France 2 avec l’animateur en vogue Laurent Ruquier. L’Art Oratoire a quitté notre démocratie pour ne plus servir qu’à nos loisirs.

Stéphane André

Source : Journal du Dimanche, 24 février 2019, « C’est l’individualisme à l’extrême qui provoque la crise », Dominique Schnapper,
https://www.lejdd.fr/Politique/dominique-schnapper-sur-les-gilets-jaunes-cest-lindividualisme-a-lextreme-qui-provoque-la-crise-3862958